L’homme amoureux reçoit en cadeau de la part de sa bien aimée, une reproduction d’un tableau de Van Gogh, « La terrasse d’un café », scène présentant un café de la ville d’Arles. L’homme lui écrit pour lui raconter comment il s’est vu vivre la scène.
Ma bien aimée
Comment puis-je me présenter devant vous après avoir tant couru. Les rues d'Arles sont pavées de parcelles dorées, qui ne le sont que par la lumière du soir, mélange d'une lune aigrie et de lampes à huile disposées au seuil des fenêtres des maisons. Si bien, qu'à la fortune des maîtres des lieux, j'ai évolué tantôt dans l'ombre, tant dans la brillance aveuglante, l'une et l'autre ont tout fait pour bannir mes chances de vous rejoindre à temps. Si bien que ce n'est pas un galant garçon qui vous accompagnera ce soir, ce sera un commis-voyageur, en représentant de lui-même, sans autre facette que celle de sa vérité. Aussi, mon retard est aussi grand que mon empressement, et je ne sais si vous avez eu la patience de m'attendre. Mais peut-être vous êtes-vous inspirée de la mienne, car si je vous force à m'attendre quelques instants pour m'asseoir avec vous à votre table, moi, vous m'avez mis dans l'obligation de vous attendre une vie pour vous aimer.
Vous avez eu le temps de regarder tout ce qui vous entoure, vos voisins, les tables, les couleurs chaudes des devantures de maisons, soumises à tous les reflets méridionaux. Si dans la première phase de votre attente, vous aviez gardé le sourire discrètement complice des anges d'amour qui vont ont fait venir, j'ai l'inquiétude de penser que les anges ont vite fait demi-tour quand ils ont constaté, comme vous, que votre amoureux ne venait pas. Mais, vous mesuriez votre déception à minima par le fait que, en question d'amour, vous saviez que ma passion était bien plus engagée que la vôtre.
J'arrive, ma bien aimée, j'arrive bientôt, lorsque mes souliers se seront défaits des lignes incidentes des pavés qui agissent comme des points d'accroche, et qui freinent mon avancée quand ils ne me déséquilibrent pas jusqu'à la chute. Nulle autre que vous n'aurait pu rester assise dans l'inquiétude, toute l'après-midi, jusqu'au soir à cette table du deuxième rang, Dans les premières heures, vous n'aviez en tête que de reposer vos pieds après leur avoir imposé les quais du Rhône, afin d'alimenter, à mon égard, vos mots du soir. Si l'improvisation vous faisait défaut, vous aviez misé sur le flux du fleuve pour qu'il vous serve de source, mieux encore que ne peut le faire le garçon de café, qui à mesure que les aiguilles de l'horloge tournaient, ne savait plus que vous servir. Mais l'impatience prit le dessus lorsque les couples situés derrière vous échangèrent des mots d'amour dont vous, bien seule à votre table, en était privée. "Quel bonheur vivre lorsque mon amoureux absent, si passionné soit-il, n'en finit pas de glisser sur les pavés !", avez-vous murmuré.
Si bien, qu'à la tombée du soir, lorsqu'enfin, j'ai pu vous implorer de me pardonner de mon retard, le charme des lieux ne fit pas victoire sur votre ressentiment. Ce café prit le symbole du rendez-vous manqué, celui où je m'étais promis de me déclarer à vous, celui où votre cœur allait peut-être dire quelques mots, celui d'une attente trop longue, dont, d'une manière ou d'une autre, vous me faisiez porter la responsabilité. Ainsi, ma bien aimée, alors que tout homme aurait frôlé le ciel, tutoyé le bonheur, en recevant vos mots qui disaient que ce tableau était ce que votre amoureux est pour vous, j'ai reçu le message - cela ne vous étonnera pas - bien différemment. En m'offrant ce tableau, ce qui devait être "L'embarcadère des amoureux d'un jour" s'est transformé en "Terrasse du café du soir".
Voilà ce que je représente pour vous, une table sombre d'un café qui va fermer, dans un coin perdu de la ville d'Arles, et vous avez eu l'indélicatesse de me le rappeler. Mais, je vous propose de changer votre regard sur moi, je ne suis pas seulement cette absence qui vous a fait souffrir, je suis l'artisan de votre moment au milieu de couleurs que vous n'oublierez jamais. Celles de la ruelle emplie de pavés inégaux, dont la disposition leur faisait scintiller l'espace en tous points, jusqu'à offrir du jaune ocre aux visages et aux fenêtres, puis à vos yeux et aux étoiles jusqu'à ne plus pouvoir les distinguer, les uns des autres. Ainsi, les pavés furent tantôt ennemis de notre rencontre, tantôt les indicateurs de notre lumière. J'ose croire que votre affection pour ce tableau vient de la représentation que vous me donnez de la gestion des nuances, des couleurs chaudes, et de la fraicheur d'un moment romantique du soir. J'ose espérer que vous ne me réservez pas la place sinistre du pianiste de l'arrière-salle servant à couvrir les discussions des tables voisines, ou peut-être uniquement pour un instant, celui où vous viendriez consommer un regard en fredonnant quelques notes avec moi.
Alors, je vais vous donner les clés pour trouver la vérité de vos sentiments pour moi. Craignez d'affronter la réflexion que je vous propose. Votre amour pour moi n'est pas uniquement fonction des couleurs du tableau, si chaudes et diversifiées qu'elles soient, il ne définit pas non plus par le romantisme qui se dégage du pinceau de Van Gogh, il est dans le souci que vous avez eu de la choisir, dans le temps que vous avez consacré à consulter une large partie de l'œuvre de l'artiste afin de choisir celui qui convenait le mieux. Car, vous saviez que vous alliez être la seule femme de ma vie à me décrire par un tableau, après avoir été la seule femme, de ma vie, que j'ai aimée avec autant de romance. Vous seule savez le temps et le soin que vous avez porté à votre choix, vous seule savez à quel point il allait marquer mes souvenirs, et la valeur que je dois porter à moi-même. Je dois donc me convaincre, puisque vous m'aimez ainsi, que je suis cet instant de bonheur pris d'une scène de Van Gogh, et que je suis chargé d'autant de reflets que le peintre l'a voulu.
Je ne peux m'empêcher, pour vous dire l'amour que j'ai pour vous, de vous le décrire par le même instrument de mesure : le temps. Si le peintre prit une dizaine de jours pour élaborer sa toile, si, de votre côté, vous avez pris le temps de l'affection pour le choisir, alors sachez que de mon côté, j'ai pris le temps pour protéger la route des voitures et chevaux, puis j'ai nivelé le sol, disposé les pavés selon leur taille et leur nature afin d'en faire, à la fois, une chaussée honorable et une fresque incomparable. Je les ai polis jusqu'à ce qu'ils ressemblent à une céramique romaine pour vous transporter jusqu'où vos rêves vous laisseront aller. Puis, j'ai installé les tables et les chaises, et enfin, j'ai attendu votre venue. Voilà l'étendue de mon amour pour vous. Il est finalement une œuvre artisanale, celle d'un travailleur de la terre, celle d'un archéologue, et celle d'un amoureux patient.
Ayant dit tout cela, comment pourrais-je maintenant me présenter devant vous, à cette table où votre regard se reflète de partout ? Ce tableau est désormais un peu à nous deux, par le fait que vous m'y avez vu vivre, et par le fait que vous y avez consacré de vous-même. Je vous remercie de partager cela avec moi, car le monde ne sait pas ce que nous savons, et que bien malheureusement, ma bien aimée n'a été créée qu'en un seul exemplaire. De toutes façons, s'il y en avait eu deux du même modèle, des deux, c'est vous que j'aurais choisie.
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