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Archéologue

L’homme amoureux pressent les tragédies qui viennent, et voit, dans sa bien aimée, le dernier lien vers l’humanité.


Ma bien aimée


Ne vous est-il jamais arrivé d'être envahie d'effroi devant le monde qui vient ? Je vous imagine confiante dans le chemin que prendra le destin, pour qu'il épargne les hommes des redites de l'Histoire. Je vous imagine tenir un sourire, certes discret, mais convaincu, devant les évolutions de l'humanité, car peut-être sont-elles gouvernées par une main qui, au terme de tout, fera naître la langue commune à tous, qui sauvera le monde du gouffre qui s'annonce. Pour ma part, j'ai le sentiment de recevoir les signaux du futur avant les autres, comme s'ils venaient en passager de la lumière diffusée par la foudre, quand d'autres n'entendent que son vacarme, quelques secondes plus tard. J’ai le sentiment que mon âme a hérité, par les tragédies d'hier, du sens transcendantal de lire la lumière avant de percevoir le son.


Aujourd'hui, en marche accélérée, le péril vient de tous les points cardinaux, le délitement des cohésions des peuples fait le lit des cultures intrusives qui veulent remettre en cause et renverser les sociétés établies. Que de responsabilités porteront ceux qui n'ont pas vu, qui n'ont pas voulu croire, ceux qui n'ont pas imaginer possible, la perte d’eux-mêmes. Et nous, vous, moi, nous tous, nous sommes là, comme quelques cellules regardant le grand corps malade qui se débat avant de périr. Devant ces grands mouvements, qui par leurs dimensions, font que nous ne sommes rien, nous sommes, en réalité, presque tout. Ma bien aimée, nous serons peut-être les derniers à faire vivre le sens humain, les derniers à vivre de confiance l'un pour l'autre, les derniers à chanter le peuple et le respect aux Anciens, les derniers à protéger l'innocence de nos enfants.


Je vous aime, en dehors de tous autres aspects, par le fait que je vous crois sensible à la destinée du monde, en éveil vis-à-vis des grondements qui nous parviennent, dont chacun est évalué à sa juste importance. Je ne vous imagine pas autrement, faute de quoi, votre charme, votre voix, n'auraient nul effet sur moi. J'ai souvent pensé que les vallées enneigées et la solitude des espaces vierges étaient la réponse aux tourments, je pense aujourd'hui que celle-ci est dans le partage d'une conscience commune. Être avec vous, partageant une réflexion sur ce que nous représentons dans ce monde qui s'inverse, constitue la solution pour croire encore au futur. Je vous aime parce que nous sommes des rescapés du passé, mais aussi des tragédies futures, qui s'abattront, un jour ou l'autre, sur l'humanité.


Dans mes songes, je vous ai imaginée à mes côtés, découvrant les tombes du Pharaon d'Égypte, en lieu et place de Howard Carter, qui, en 1922, en fit la découverte. Alors, si tel avait été ainsi, le récit aurait été tout autre. Nous n'aurions pas uniquement fait preuve d'émerveillement devant ces vestiges momifiés d'or, nous n'aurions pas fait état de l'envergure des colliers de faucons, disposés autour de Toutankhamon, et nous aurions laissé à leur maigre importance le nombre de coffres-chapelles de la tombe funéraire. Nous aurions regardé les traces de cette civilisation par deux regards croisés, le premier pour apprendre la beauté de cette culture, le second pour nous prémunir de ce qui fit son déclin. Il est intéressant d'observer, à situations comparables, les postures des uns et des autres, devant les illustres vestiges du passé. Osons la question "Qui, en Égypte, s'inspire aujourd'hui des pharaons d'hier ?". Qui, ici ou là, s'inspire aujourd'hui, des grands noms d'hier ? Si nous avions été devant ces magnifiques restes d'une ancienne civilisation, nous aurions regardé la nôtre. La nôtre. Quoi que l'on puisse dire sur la qualité de la préservation de nos traditions, il me semble que les textes et les hommes du passé sont toujours parmi nous.


Si bien que votre beauté est désormais en concurrence avec celle de notre passé commun. Et à voir les promeneurs des vestiges qui collectionnent leurs souvenirs au pied des monuments, j'en déduis que nous avons la chance d'avoir en héritage des textes, en plus des choses, qui font de nous des archéologues, plutôt que de simples témoins. A l'heure donc où les grands ensembles démographiques bousculent les équilibres, à l'heure où j'ai le sentiment que nous ne reconnaîtrons bientôt plus les pays que nous avons connus, je souhaite vous exprimer que vous pouvez désormais me compter dans les rangs de ceux qui vont livrer leur vie à cultiver nos racines. Je ne vous promets pas d'apprendre par cœur l'intégralité des textes au motif de tester mes capacités de mémorisation, mais au moins de savoir les lire, et d'en intégrer l'esprit en proportion de mon âge et de votre affection pour moi.


Je vous aime toujours ma bien aimée, et désormais avec une fibre de plus, celle de l'archéologue, qui vous tient la main pour vous aider à descendre dans la tanière des souvenirs des nôtres, puis qui tient votre regard comme corde de guidage, pour vous suivre sans trébucher sur la première pierre venue.

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