L'homme amoureux écrit une demande en mariage, en s'imaginant dans le rôle d'un philosophe de Pompéi.
Contexte
Lucius Crassius Tertius fut un des grands personnages de Pompéi, dans les dernières décennies précédant l’anéantissement de celle-ci. Il accumula les richesses, et fut propriétaire d’un des plus grands palais de la ville. Les vestiges montrent des fresques de la vie de l’époque, ses scènes marchandes, ses beautés et ses scènes de mœurs dissolues. En l’espace d’une journée, le Vésuve va engloutir la ville et la région par un matelas de pierres volcaniques et de cendres brulantes, le tout précédé par un violent tremblement de terre. Lucius Crassius Tertius va y périr ainsi que des milliers d’habitants. Déjà par le passé, la ville avait été touchée par un premier tremblement de terre, certains habitants avaient alors décidé de quitter les lieux, d’autres non.
Pour écrire sa lettre, l'homme amoureux, qui se fait appeler Lorenzo, remonte 2000 ans en arrière et prend le rôle d'un citoyen de Pompéi, quelques jours avant la catastrophe finale. Quelque peu médium, il pressent le cataclysme, et compte prendre ses dispositions avant la date fatidique. Surtout qu’il est passionnément amoureux de l'élue de son coeur, qui, elle, prend le rôle de conseillère juridique de Lucius Crassius Tertius.
Lorenzo écrit depuis des années à celle qu'il aime, mais, à chaque fois, ses « Je vous aime » restent lettre morte. Cependant, un jour, une hirondelle vient lui porter une réponse. Cette fois-ci, Lorenzo est convaincu que les sentiments de son amoureuse peuvent être le socle d’un amour partagé. Lorenzo s’apprête à quitter la ville, il avait déjà mis son amoureuse en garde des dangers à rester à Pompéi, mais elle n’a jamais voulu le croire, y voyant dans ces prédictions un prétexte pour le rejoindre. Alors, cette fois-ci, Lorenzo doit définitivement la convaincre de partir, pour ce faire, il va lui démontrer qu’elle est amoureuse de lui. Lorenzo lui propose un nouveau destin.
La lettre
Ma bien aimée
A la genèse, il ne s’agissait que d’une fragile espérance, la même qui tiendra la vie de Lucius Crassius Tertius lorsque viendra l’explosion du Vésuve sur Pompéi, lorsqu’il sera reclus dans une impossible hypothèse de survie devant le magma informe qui viendra sur lui. Mais mon sort aura sans doute l’ascendant sur le sien par le fait que dans mon cas, la science n’est pas à la gouverne.
Vous vous en souvenez certainement. J’avais posté un vœu en attelage à la trainée des fées qui vous rejoignent chaque nuit, lui laissant sa teinte d’origine pour qu’il puisse se distinguer de ceux argentés, que les beaux parleurs vous envoient pour vous séduire et point pour vous aimer. Et depuis, j’osais faiblement espérer qu’une hirondelle veuille bien m’apporter réponse de l’amour que je vous porte.
Et puis, un jour, vous m’avez répondu, bien mieux que par de simples paraphes pour validation de bonne réception de mes aveux ou comme preuve de vie de ce qu’ils disent. Vous m’avez écrit « Je sais » en réponse à mon « Je vous aime » ; c’est alors qu’une colonne d’air pur vint traverser le ciel pour arriver jusqu’à moi.
Vous aviez dû ouvrir ma lettre, assise à votre écritoire, en robe de soie blanche, un châle rouge couvrant vos épaules, vous nappant jusqu’à caresser les premières courbes de vos mains. Nous étions dans le silence d’une fin de journée, à ces heures où l’on pose son esprit sur les passés simples qui conjuguent les souvenirs par une délicatesse disparue. Vous m’excuserez, par ce « Nous » de m’avoir mis à vos côtés, j’ai tellement le sentiment de l’avoir été. Me lisant, il vous est arrivé de courber le dos, faisant le geste de l’orfèvre devant la pierre dont il fait son œuvre, appliquant, ici ou là, une attention plus appuyée sur un soupir inexprimé, calfeutré entre deux mots trop frêles pour pouvoir tout dissimuler. Transformant votre écritoire en établi, vous avez dû user de maillets et d’étaux pour tailler quelques mots selon vos attentes, diminuant un angle ou agrandissant une facette pour qu’il vous épouse davantage. Je vous sais mettre votre perfection au service de mon écriture quand elle ne sait être autre chose qu’un cri inarticulé.
Pendant la mise au repos de vos outils, à ne plus savoir que faire de votre regard, vous avez dû stabiliser vos yeux sur le firmament, par-delà la fenêtre, la tête posée sur votre main ouverte, l’avant-bras vertical et le coude en butée. D’ordinaire innocents, dehors, les vents ont dû se jouer des feuilles mortes de telle sorte que certaines aient répondu à d’autres, dans un ballet, au départ sans certitude, mais gagnant progressivement des inspirations convergentes. Allant et venant, elles ont manifesté un ordre naturel qui veut que l’onde incidente mérite toujours une onde en retour. C’est ce qui vous a sans doute motivée à me répondre.
Si bien que l’hirondelle est revenue pour m’apporter un « Je sais », que je n’attendais plus.
C’est ici que nous devons inviter la philosophie pour appréhender la profondeur de votre message et les éboulements qu’il provoqua. Que peut vouloir dire « Je sais » ? Qu’est-ce qui nous fait savoir au point de pouvoir l’affirmer ? Combien de fois avons-nous dit « Je sais » pour ensuite nous démentir devant les vérités changeantes de la vie ?
Nul besoin de tendre l’oreille pour écouter les « Je sais » des maitres penseurs qui ont fleuri dans notre inconscient. Alors reviennent vers nous les postures faciles du grand âge qui nous disent l’obligation d’humilité devant les certitudes. Revient vers nous la voix grave des professeurs, nous enseignant que les « Je sais » de l’homme mûr ne valent pas mieux que ceux de l’homme haut comme trois pommes, et que la certitude de savoir mute un jour ou l’autre vers celle d’être sûr d’ignorer. Combien de fois n’a-t-on entendu tel grand personnage de la littérature nous dire « La seule chose que je sais est que l’on ne sait jamais ».
Etre sûr de savoir est une problématique difficile par le fait qu’il nous faut éviter deux écueils, celui d’une certitude trop rapidement établie par la seule force de l’affirmation, et celui du scepticisme sans limite qui consiste à dire que l’on ne sait jamais. J’ai pour ma part évolué bien longtemps dans le scepticisme dominant, principe angulaire des sciences supposant la remise en cause permanente, au point d’être devenu prudent par principe devant un « Je sais » trop arrangeant, représentant d’idées auxquelles j’attribuais une présomption d’inexistence.
En outre, par ces mots, n’entendons-nous pas la volonté de ne rien dire jusqu’à la fermeture du dialogue ? Le « Je sais », prononcé de manière abrupte par l’enfant, n’est-il pas si souvent l’expression du refus d’en écouter davantage en provenance de ses parents ? Le « Je sais » n’est-il pas encore réducteur en rapport à une réponse qui aurait pu dire tellement plus ? Acceptons donc que tout « Je sais » est au minimum un signe empressé de celui croyant savoir, et bien souvent le signal d’obstruction de celui qui ne veut pas en entendre plus.
Or, tout ce poids culturel agissant sur la sémantique d’un « Je sais » s’est évanoui devant le « Je sais » porté par l’hirondelle, votre « Je sais ». Notons par ailleurs que le message s’est suffi à lui-même. En effet, bien des hommes amoureux, adressant un « Je vous aime » à la femme de leur cœur, rêvent d’un message à l’identique en retour, et seraient malheureux d’un simple « Je sais » pour seule réponse. Et pourtant, il n’en fut rien pour moi. Votre « Je sais » était un tout englobant le reste.
Ce « Je sais » de la femme que j’aime, par une magie que je ne saurais expliquer, signifiait la prise en compte de la dimension de mon amour, et en aucun cas l’expression, précautionneuse de ma sensibilité, de ne plus me recevoir.
Résonne encore dans mon esprit toute la problématique de la connaissance, de ce qui définit notre certitude sur le savoir, lorsque j’ai ressenti en moi-même « Je sais qu’elle sait ». Je vais me permettre quelques retours sur cette notion, pour en faire ressortir l’importance, car il n’est pas si évident que cela, d’avoir l’assurance que l’autre sait, sans même lui avoir parlé, sans même avoir entendu le ton de sa voix, ni sa manière de parler. Que l’on m’excuse l’emploi de termes théoriques que je présente ici, mais c’est tellement nécessaire.
Depuis que les savants, philosophes et scientifiques, se sont penchés sur la question de la connaissance, de nombreuses théories ont été formulées : le connexionnisme, le constructivisme, l’empirisme, le structuralisme, l’idéalisme, le rationalisme, … et bien d’autres ; autant de démarches qui permettent de dire « Je sais » à propos du réel. Chaque théorie a une structure opérante qui permet de lire le réel de manière suffisante afin de pouvoir obtenir une certitude.
Nous pourrions citer Hegel, Descartes, Galilée, Kant, …, Einstein, qui, chacun, a eu sa propre démarche pour découvrir les lois de la vérité. Certains mettaient en avant la raison, d’autres l’expérience, avant d’en observer toutes les variantes possibles.
On peut, sur cette base, réfléchir à la démarche de la vérité s’agissant de l’amour. Qu’est-ce-qui nous fait dire « Je sais que je l’aime », ou « Je sais qu’il m’aime » ? Peut-on appliquer les théories citées précédemment, l’empirisme, le structuralisme, le rationalisme, … ? Peut-on accéder à la certitude par le ressenti, par la plénitude du sentiment ? Ou doit-on se baser sur les preuves d’amour, le temps consacré, l’effort démontré ?
Ma bien aimée, j’en viens ici au point essentiel, je vous demande une attention à la mesure de votre affection.
Il est intéressant d’observer que votre « Je sais » n’a fait l’objet d’aucune théorie de la connaissance pour que je puisse l’accepter, pour le considérer comme vrai. Lorsque vous m’avez écrit « Je sais », en réponse à « Je vous aime », vos deux mots n’ont pas eu besoin d’une démarche d’analyse pour qu’ils soient entendus comme descriptifs d’une vérité. Or, ce point n’est pas anodin, car l’essentiel de mes interlocuteurs qui sont tentés de me dire, sur un sujet ou un autre, « Je sais », n’ont absolument pas, immédiatement, un quitus de ma part. Je ne leur accorde pas, par défaut, une crédibilité particulière à leur certitude. Leur « Je sais » est simplement une affirmation de sécurité qui n’a, à mes yeux, aucune valeur.
Ainsi, le caractère tout à fait exceptionnel de la situation est que votre « Je sais » a été reçu comme ma propre certitude que vous savez que je vous aime, sans faire appel en moi à des questions contradictoires, sans une quelconque mise en doute. Ce qui s’est passé est sans précédent dans ma propre histoire. Et c’est à moment-là, au moment où j’ai pris conscience que mon esprit, mon cœur, acceptaient votre « Je sais » par un canal direct vers le vrai, que j’ai alors su que mon amour pour vous définissait une unicité et une totalité en même temps.
Ainsi, la réception sans détour de votre réponse, pourtant réduite à deux mots, fut la preuve définitive de mon amour pour vous. Deux mots qui n’ont pas eu nécessité d’une mise à l’épreuve pour qu’ils soient entendus, mais deux mots, aussi, qui déclaraient mon imaginaire comme dernier refuge de ma liberté. Car, si ces deux mots, par la lecture que j’en fis, disaient mon amour, je ne pouvais pour autant en deviner le vôtre vers moi avec la même certitude. Peut-être aurais-je dû, en lieu et place de « Je vous aime » , vous écrire « M’aimez-vous ? », et nous en saurions plus aujourd’hui.
Alors, pour y répondre, c’est à vous d’invoquer les grands penseurs.
Ceux pour qui « savoir, c’est croire », vont vous souffler un « Lorenzo, je crois que je vous aime », faisant trembler inutilement un cœur, le mien, au jeu de vos doutes. En invoquant Einstein, ou encore Galilée chez qui la raison lui fit triompher d’Aristote, vous allez écrire « Lorenzo, ma raison me dit que je vous aime », renonçant ainsi à une valeur romantique immédiate mais vous inscrivant dans une agréable retenue bienveillante. Ma bien aimée, sentez-vous inspirée par Hegel pour qui « la vérité est la certitude sensible », et dites-moi « Lorenzo, mes sens ne peuvent me tromper, je vous aime », ou en dernier recours, livrez-vous à Kant, pour qui « savoir, c’est construire » et construisons cet amour, qui n’a que trop attendu pour vivre.
L’on ne peut imaginer qu’au sein de tous ces grands noms, il n’y en ait aucun dont la philosophie ne puisse vous prouver votre amour pour moi. Je vous en prie, explorez, et en dernier ressort, entendez que le pari de la science est d’expliquer le réel par l’impossible.
Ma bien aimée,
Comprenez, nous sommes en 79 après J.C., il est écrit que dans cette ville portuaire du Sud de l’Italie, le cataclysme va arriver. Sous peu, la colère des puissances de la Terre va engloutir les richesses sous un épais nuage de cendres, ne restera que la ruine pour écrire notre histoire.
Mon amour, laissons Pompéi aux sentiments sans espoir, et sauvons-nous par les voies du ciel que seul l’amour peut percer ; sauvons-nous par les voies du cœur, dont seuls les amoureux authentiques connaissent l’embouchure. Je vous donne ma main, dans l’espoir que vous me donniez la vôtre. Laissez Lucius Crassius Tertius à son sort, prenez votre robe de soie blanche et votre châle rouge, et laissez-vous porter par l’hirondelle.
Elle vous guidera vers moi, et pendant le transport, elle vous dira par son chant, mon voeu que vous deveniez mon épouse.
Je vous aime.
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