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Rupture

L'homme amoureux a un songe. Celle qu'il aime le quitte, et prend avec elle tout ce qu’il est, pour qu’il ne puisse aimer aucune autre femme. Le songe se décrit par une lettre qu'il imagine recevoir d'elle.


Mon bien aimé


Je m'interdisais de commencer ma lettre par d'autres mots que ceux qui expriment le lien que vous avez mis dans ma vie, et pourtant, il me semble perdre celui-ci en vous écrivant, tant la fébrilité me gagne, et me fait douter de moi-même au point, aujourd'hui, de tout vous dire. Ce lien de romance qui déposait une feutrine de douceur entre la paume de mes mains et les blessures qui viennent parfois les abîmer, ce lien de poésie qui ont donné au monde des couleurs que mes yeux n'avaient pas encore décelées. Et pourtant, que puis-je faire ? Que puis-je faire devant la question insoluble qui m'interdit de vous comprendre, tant le profil de votre cœur se transmute au fur et à mesure que l'on tente de s’en approcher. Vous aimer relève d'une mission messianique, d'une quête impossible, qui me ferait rendre l'âme, si je décidais de la poursuivre.


Avant vous, je pensais qu'aimer, c'était donner. Je vous ai vu à l'œuvre dans ce registre, et je me suis surprise à me voir aussi sur ce chemin. Sans doute m'étais-je aventurée trop vite. Mais donner de soi, de nos écrits, de nos pensées, est finalement chose relativement commune, qui ne demande que peu d'effort, et n'assure en rien que ce qui est reçu est de nature à bouleverser l'être aimé. Vous l'avez appris à vos dépends, aimer est plus exigeant que donner. Combien de femmes vous ont donné d'elles-mêmes et que vous en reste-t-il aujourd'hui ? Que reste-t-il en vous, de mes confidences, que je n'avais jamais mises à nues avant vous, mes secrets d'émotion et de rêves ? Ai-je pu pour autant vous aimer et briser l'enveloppe écaillée qui vous entoure ? J'ai tant voulu vous faire plaisir, mais qu'en avez-vous fait ? Vous resterez dans mon esprit, le contre-exemple qui vient me dire qu'aimer ne peut se résumer au simple fait de donner.


Alors, il faut se rendre à l'évidence que la vérité est à l'inverse des idées les plus immédiates, il faut en effet conclure qu'aimer, c'est prendre. C'est prendre un peu de vous, même si cela doit être fait contre votre volonté, en vous arrachant à vous-même. Vous semblez n'avoir que faire de ce que je vous donne, ou n'avez-vous peut-être pas appris à recevoir, alors, en vous réinstallant dans votre solitude, je vous priverai d'une partie de vous-même que je vais m'approprier. Le soir ne sera pas tombé que vous sentirez déjà perdre de vos dons, je vais vous démunir de vous-même. A peine votre main voudra-t-elle se saisir d'une plume, que vous ne trouverez plus les formes de la moindre lettre. Vous restera pour seul compagnon le minimum de vos capacités pour assurer le survie de votre corps, mais tout le reste m'appartient désormais. Votre talent n'existait qu'à l'état embryonnaire avant de me rencontrer, il subsistera désormais qu'à l'état crépusculaire. Par le fait que vous êtes né de mon sourire, vous êtes en partie ma création, et ne pouvez revendiquer de ce que vous croyez être votre inspiration. Alors, gardez-vous de prendre le rôle de victime, vous auriez été mieux inspiré à recevoir tout ce que je vous donnais, à sa juste valeur. Est venu, pour vous, le temps d'apprendre, qu'aimer n'est point donner. Aimer, c'est voler tout de l'autre, pour que puisse se poursuivre, sans vous, ce que vous étiez, pour que cela vive en moi. Vous comprenez que je sois alors autorisée à écrire "Mon bien aimé".

Au final, ceci n'est-il pas en adéquation avec votre souhait de toujours ? M'attribuer ce qui vous constitue, diffuser vos talents en moi-même et les user à exprimer au-delà du possible ce que je ressens, ne définit-il pas votre but ultime, le seul sens de votre vie ? N'attendiez-vous pas que je fasse trembler les lignes pour les rendre courbes ? Quel autre moyen avais-je, pour cela, que de vous voler vos dons, à mon propre bénéfice ? Vous m'avez suffisamment aimée pour que je m'arroge le droit de tout prendre.


Vous serez ma propriété pour le reste de ma vie, et vous n'aurez rien de moi. Je ferai vivre votre cœur et votre pensée mieux que vous ne le faisiez vous-même. En somme, vous allez être près de moi, ce qui devrait vous satisfaire. Je quitte qui vous étiez, avec vos ombrages, vos drames, et vos cauchemars, et je prends pour moi et en moi, les fleurs qu'ils ont fait naître, ce qui est aussi la garantie que je prends pour que vous ne puissiez les offrir à aucune autre femme.


La nuit vient. Je dois vous quitter. Mon étoile va être plus brillante que jamais, et à jamais.


La bien aimée que vous avez tant aimée, avant d'apprendre ce qu’aimer peut être.

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