Exprimer le charme d’une femme, c’est aussi définir la grandeur des édifices qu’il faudra construire pour s’en prémunir. L’homme amoureux se voit chevalier à la conquête de sa bien aimée, jusqu’à ce que son élan soit interrompu par la limite de ses rêves.
Ma bien aimée
Il faut marcher dans les allées de Buckingham Palace, la tête légèrement inclinée, les yeux orientés vers le sol, pour s’approcher du passé de ce pays, pour comprendre une partie de son histoire, et ainsi décrypter ce que l’on croyait savoir sur les êtres valeureux. Il ne s’agit pas de déambuler les yeux baissés, dans les pas de tous ceux qui, en perdant l’affection d’un soir, ont été dépossédés de l’espoir de leur vie. Il ne s’agit pas de poursuivre la marche des condamnés à qui le sort a réservé les jours brisés et les paupières fatiguées. Il ne s’agit pas non plus d’être du même destin de ceux qui ont trouvé asile chez les inconscients, que l’on affuble du titre de fous parce que le sens de leur pensée a quitté le cadre commun.
Non, ici, la détresse n’est pas de mise, la conscience n’est pas assombrie et le geste n’est pas fermé dans une posture absente, nous laisserons l’exclusivité de cette figure aux gardes qui entourent le palais, qui cadencent la vie du lieu de parades protocolaires, et dont la fonction est de protéger une reine, garante du symbole, dans un monde qui n’en a plus aucun. Au sein d’une foule d’inconnus, dont la vivacité était palpable, j’avais opté pour une attitude distante de l’excitation du lieu, prenant ainsi, comme je le fais souvent, et de manière irrépressible, le rôle d’observateur d’individus animés. J’aime en effet être en retrait de ceux qui sont dans l’instant, pour ainsi analyser le mouvement général de la communauté qu’ils forment, le temps d’un événement. A quelques vingt mètres de moi, j’ai cru vous apercevoir, mais, avec en fixant mieux l’objectif, j’ai vite vu qu’il s’agissait simplement d’une femme, son éclat se limitait à elle-même, ce qui semblait la satisfaire. J’ai cru que c’était vous. Peut-être le voulais-je tellement. Si bien que bien dépité, j’ai jeté un regard foudroyant vers le sol, déterminé à comprendre pourquoi la Providence se refuse à servir mon souhait.
Toujours est-il que j’ai donc observé le sol. Et il me semble bien que personne au sein de cette agrégation de touristes, ne se soit arrêté un instant pour faire comme moi et regarder à la verticale jusqu’à ses pieds. Le palais est entouré d’un parc, mais aussi de petits ilots de gazon, qui bordent la route principale. Les touristes ne parvenant pas à accéder aux grilles du palais, se résignent à s’en éloigner, et prennent possession de ces petits espaces de verdure, en espérant tirer bénéfice de l’endroit pour voir un peu quelque chose du spectacle. Ces parterres sont constitués d’une pelouse, de quelques dizaines de mètres carrés, bordée de pavés comme le sont les trottoirs parisiens. Pour que l’herbe soit aussi proprement coupée, c’est que l’honneur de la royauté doit en dépendre. La rigueur de l’ensemble se décline également dans les zones limitrophes à la pelouse, précisément entre la pelouse et les pavés. Fait étonnant, il y a en effet une tranchée, un sillon de dix centimètres de large, sur également dix centimètres de profondeur entre le bord intérieur des pavés et le bord extérieur de la pelouse. Quelle étrange chose. A quoi cela peut-il bien servir ?
Ainsi, pendant que l’amas de spectateurs, tous venus pour s’émerveiller devant des soldats - qui avaient pour seul mérite d’être en tenue rouge et noire - était en train de se densifier autour d’un seul centre, je restais ébahi dans cette curiosité, isolé dans mon coin mais au calme, en m’interrogeant sur la raison qui ont dû pousser les jardiniers a creusé cette douve, autour de la pelouse.
Car, il s’agissait bien de quelque chose qui ressemblait à une douve médiévale, celle que les architectes des châteaux-forts de l’époque, avait mis au centre de la politique de défense. Lorsque les assaillants voulaient conquérir la forteresse, ils devaient affronter le pont-levis, la passerelle, les fortifications, et s’ils tombaient, leur fin était programmée dans les douves dans lesquelles des bestioles carnivores étaient les maîtres des profondeurs.
Parfaitement creusée, aux bords impeccables, cette tranchée m’apparaissait comme une coquetterie de la royauté, qui certainement avait souhaité marquer ses traditions jusqu’ici. Et c’est en levant les yeux que j’ai compris. Quelques instants avant, j’étais encore devant le Buckingham Palace, devant ce bâtiment immense toujours habité par le souvenir du roi George III, et de la reine Victoria. D’un instant à l’autre, ce palais s’était transformé en demeure seigneuriale, avec cour, donjon et clocheton. Les gardes étaient de simples sujets munis d’armes rudimentaires. Leur accoutrement n’était guère impressionnant. Le temps avait reculé de cinq siècles, nous étions revenus aux temps des seigneurs, et des chevaliers valeureux. J’ai alors pris conscience que la douve ainsi creusée, était le fruit de la Providence, que mon jour de gloire était arrivé, et qu’il me mettait au défi de défier les obstacles pour arriver jusqu’à entrer dans l’enceinte où j’allais délivrer la princesse. Car, à ce moment, il n’y avait plus de place pour le doute, la reine - même si ses 90 ans lui ont conservé sa beauté - a dû se transformer en princesse d’un tiers de son âge, et j’étais forcément gagnant au change.
« En avant, brave guerrier ! », me suis-je dit, fagoté de mon armure de circonstance. « Venez à moi, gardes, si vous osez, je viens en sauveur de la princesse ! », ai-je crié dans un mauvais anglais. Au premier pas, une des écailles de ma cuirasse s’est enfoncée dans la douve du jardinier, si bien que je suis tombé de tout mon poids sur le sol, provoquant un bruit de tonnerre. Et dire que j’avais crié « Venez à moi, gardes ». C’est alors que j’ai vu débouler les gardes rouges et noirs, venant m’expliquer, en m’aidant à me relever, que ce n’était ni le lieu ni le moment de faire l’andouille. Moi qui avais fait l’effort pour me parer d’une belle armure gravée des plus beaux motifs, et aiguisée de la plus élégante des dorures, pour plaire à celle que je pensais être ma princesse, j’ai fait la risée de l’assemblée.
Le vingt et unième siècle ne sera décidément pas celui de mon sacre. J’attendrai autant qu’il faudra, jusqu’au retour du prochain Moyen-Âge. D’ici-là, j’épouserai le sort des désespérés de l’affection, des condamnés aux jambes brisées, des enchainés aux camisoles, que j’accompagnerai sur leur chemin. La seule armure qui me reste est celle de ma résistance à me protéger de vous, comme vous de moi, jusqu’à vos 90 ans.
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