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Un regard à travers la forêt

Comment dire à une femme la beauté de son regard, et l’émoi vécu par l’homme qui le croise, alors celui-ci n’a connu que la pénombre ? Un homme, à l’automne de sa vie, croise le regard d’une jeune femme. Il raconte son émotion, et se rappelle les années où son autisme l’avait enfermé dans des forêts d’ombres impénétrables. Le regard de la jeune femme est une lumière qui ouvre la porte de celles-ci. Par le chemin que l’homme parcourt pour arriver au regard de la femme, celle-ci peut mesurer l’amour dont elle peut être la destinataire.


Ma bien aimée


Quelques sapins de Noël étincelants se positionnent de manière désordonnée, sur les chemins de mes souvenirs. Certains venaient d’être coupés en forêt, d’autres venaient de l’industrie. En fin d’année, nous étions, mon frère et moi, les préposés aux affaires décoratives, disposant guirlandes, boules étoilées, et lumières clignotantes, sur les branches du sapin ; en veillant à ce que l’équilibre ne soit rompu, à ce que la charge ne vienne à bout d’un des côtés, et à ce que les fardeaux que nous lui imposions n’altèrent pas les fragiles épines. La touche finale était apportée par le biais de sachets de chocolats provenant de la fabrique familiale. L’ensemble semblait être en continuité avec le ciel étoilé, vers lequel mon regard se tournait dans l’attente de la main magique qui allait garnir les pieds du sapin.


Un jour, j’ai vu une étoile, d’ordinaire toujours lumineuse, commencer à clignoter. J’ai d’abord cru qu’elle répondait malicieusement aux petites ampoules du sapin, mais, elle finit par s’éteindre, elle avait cessé de briller. Baissant alors les yeux sur le sapin, j’observais que les boules avaient perdu de leur vigueur, les guirlandes s’étaient affaissées, et les filaments des lumières étaient redevenus froids.


Ce jour-là, j’avais changé de statut. De préposé aux affaires décoratives, je devins indigène aux affaires affectives, dont je reçus le premier prix. Cet honneur non désiré célébrait deux visions différentes : La spécificité que l’on représente aux yeux de l’extérieur, mais en réalité, la différence vue de l’intérieur. J’ai graduellement senti mon être plier sous la charge qui lui était imposée, par une source dont je n’ai pu identifier la nature. S’agissait-il de la main humaine ? S’agissait-il de la revanche des résineux, qui inversaient à mes dépends le poids que je leur avais demandé de porter par le passé ?


Les sapins étaient devenus adultes, ils s’étaient agrégés pour constituer un arsenal naturel, reléguant à leurs branches massives et enchevêtrées, la mission de filtrer la lumière du jour. Elles agissaient à mettre au secret les mélodies mais aussi les bruits extérieurs, à dissoudre les arômes mais aussi les mauvaises émanations du monde d’avant. J’évoluais bordé d’arbres majestueux, leur couleur, leur force, leur agencement, étaient le seul paradigme à ma disposition pour comprendre la vie. Dans cet espace autant inhospitalier qu’inattendu, mon être a suivi une ligne de transformation comparable à la transhumance qui amène certaines espèces animales d’une terre à l’autre, au gré des saisons. Hier enveloppé d’une lumière rayonnante de tous bords, je devais désormais sauter d'un fil éclairé à un autre, en fonction des interstices laissés par l’emmêlement des branches. Ils étaient espacés de quelques mètres, si bien que l’épreuve m’apparaissait comme un jeu d’école, obligeant les mêmes gestes partagés jadis par mes camarades de marelle.


L’adolescence avait péri, ma vue était encore prisonnière du tamis des feuillages et des sous- bois, même si certaines clairières survenaient de temps en temps. Mes rétines n’étaient plus en capacité, pénalisées par les années de pénombre. Je ne sais si j’étais vu, mais ce ne pouvait être que par des gens que je ne pouvais apercevoir.

L’autisme a des vertus pédagogiques. De ce côté du monde, on apprend à ne rien perdre de ce qui nous est donné, du moindre grain de lumière, aussi fugitif soit-il. Cette disposition d’être est aussi un vecteur qui propulse les sens à se développer, l’imaginaire, la poésie des consonances, les équations qui régissent la nature, et sublime la nécessité de transformer les relations humaines. Enfin, il valorise d’autant plus l’effort que suppose le franchissement de cet horizon qui semble initialement indépassable.


L’essentiel de mes années est désormais réalisé. Les sapins sont toujours là. Ils cachent, ils protègent et décorent mes chemins. De temps à autres, très rarement il faut dire, je perçois un fil de lumière blanche dont l’éclat transperce l’armure boisée que je me suis appropriée. Ce rayon vient de manière si fugitive que je tremble à l’idée de ne pas pouvoir le garder en moi en toute pérennité. Alors, j’écris pour ne rien oublier. Ces derniers temps, j’ai perçu l’un d’entre eux. Il venait de vous. Ce que je peux d’ores et déjà affirmer est qu’il restera en moi, car pour furtif qu’il ait été, il sera impérissable.

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