L’homme amoureux écrit à sa bien aimée. Celle-ci est partie en voyage en Toscane.
Ma bien aimée
Je ne sais si ce fut le temps qui vous invita vers lui, car même averti qu'il le fut de votre arrivée, peut-être n'avait-il pas songé à mettre en ordre ses trois assemblées, la première qui l'étire vers nos souvenirs, la seconde qui l'effile vers nos espérances, tandis que la dernière, si fugace tente d'équilibrer l'ensemble. En vérité, les trois nous enlacent puis nous déroulent pour explorer tous les axes de nos ignorances.
Sur ces terres si chargées de romances, le temps a dû user de tout son charme pour être votre compagnon. Je vous imagine lui avoir promptement accordé ses droits auprès de vous, soucieuse de vous laisser porter vers d'autres rêves, d'autres poésies que les miennes. Dans les ruelles des villages, je vous devine avoir cherché les ombres, non celles offrant l'accalmie entre deux expositions de plein soleil, mais celles qui vous faisaient disparaître de mes pensées. C'est la vraie raison de votre destination, seuls les villages toscans présentent ces dénivelés sinueux, faibles en largeur, entourés de maisons aux profils suffisamment droits pour créer sur le sol, un réseau de refuges mystérieux, où des parcelles de pénombre sont autant d'échappatoires pour m'oublier.
J'avais longtemps réfléchi aux raisons profondes qui vous firent choisir ce lieu de villégiature. Initialement, j'y avais vu une forme de bravade envers moi, une espèce d'expression de dédain, réduisant mon rôle à celui du poète inerte, tandis que vous preniez celui de l'ambassadrice de la poésie vivante. Reconnaissez quand-même que cette attitude avait des atouts pour que vous en soyez à l'origine. En un mot, aller en Toscane signifiait « Mon bien aimé, restez dans vos mots, moi, je vais en suggérer de nouveaux ». C'est quand-même pas très gentil, dans ce cadre, d'être partie sans moi. Du reste, nous verrons bien, au retour de voyage, si votre cœur a gagné en rimes ou en proses.
J'ai également, dans cette réflexion, fait l'hypothèse que vous vouliez faire l'expérience, par vous-même, de ce que nous avions établi s'agissant de tout ce qui ressemble à la Toscane, qui feint d'être de l'amour, sans pouvoir en mériter le titre. C'est pour moi, une explication très sérieuse. Vous vous êtes dit « Il m'a dit que c'est de l'amour, alors je vais en Toscane, et j'aurai confirmation qu'il n'était qu'un beau parleur ».
Mais, par un jeu de non-dits entre votre conscience et votre inconscient, profitant des descriptions que je vous en avais faites à l'écrit, vous saviez que l'architecture aux angles âpres vous était profitable pour échapper à ma présence. De temps en temps marchant au centre des ruelles, en proie à être vue, vous vous êtes assurément laissée tentée à passer d'un bord sur l'autre, pour admirer de plus près les incrustations d'une porte en bois, ou pour vous jeter sur des étalages de produits du terroir. Ce faisant, vous disparaissiez de mon radar amoureux. Je crois que ce sont toutes ces raisons qui, s'ajoutant les unes aux autres, vous ont amenée à vous envoler vers l'Italie.
Pendant votre absence, j'ai laissé la bougie se consumer, car je n'avais pas pouvoir de m'y opposer. J'ai eu peur que la flamme ne s'affaiblisse, mais, la nature étant bien faite, la flamme a, au fur et à mesure, fait naître une cire magique qui a coulé dans les rainures de ma table d'écolier, puis qui s'est répandue sur mes feuilles d'écriture. C'est la cire des œuvres éternelles, celle des abeilles ouvrières qui œuvrent depuis les temps les plus reculés et dont on trouve encore la trace aujourd'hui. Les chercheurs ont, en effet, récemment trouvé des abeilles parfaitement préservées depuis des millions d'années, grâce aux propriétés exceptionnelles de l'ambre, dans laquelle elles étaient restées.
Ma bien aimée, vous pouvez vous envoler vers d'autres destinations, et vous cacher de mes sentiments, ce sera inefficace, car mon affection est désormais éternelle. En effet, profitant du même procédé organique, j'ai décidé d'enrober mon cœur d'une épaisse pellicule d'ambre, dans l'attente que le vôtre s'y intéresse un jour. D'ici quelques millions d'années, il y a quand-même une chance ... Avec vous, ce n’est même pas sûr.
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